Faut dire, elle est complexe à exposer bien que simple à comprendre. Cette première phrase est presque un commentaire sur cette réflexion: ce qui passe par le langage est d'autant plus simple à exprimer que le propos est complexe, d'autant plus complexe à exprimer que le propos est simple.

Une première question à régler, celle de la notion de langage. En linguistique on a l'habitude de différencier les termes “langue” et “langage”: le premier désigne une réalisation particulière de la faculté de parole, le français, l'italien, l'espéranto, le wolof, etc.; le second désigne la faculté de parole en soi. Dans le cadre de cette discussion “langage” s'appliquera à tout moyen de communication qui fait système et qui permet de transmettre ce qu'on peut nommer une pensée, tout système de signes, tout système de “transmission de pensée”, donc. À l'exclusion de la télépathie bien sûr, qui si elle existe ne peut pas faire système puisqu'on transmettrait alors la pensée elle-même et non un objet qui représente cette pensée. Soit dit en passant, selon moi la télépathie n'existe pas bien que je la constate, mais c'est une autre discussion.

Deuxième question à régler, la notion de pensée. Elle désigne deux phénomènes formellement identiques, effectivement différents. Il existe pour chaque individus deux réalités, celle observable et celle symbolique; on peut aussi dire réalité extérieure et réalité intérieure. En  fait on peut dire ce qu'on veut, tant qu'on peut s'entendre sur ce que ça désigne: la réalité effective, le monde tel qu'il est, et la réalité subjective, le monde tel qu'on se le représente. Pour se représenter la réalité effective il faut la percevoir et l'imaginer, la “penser”; pour agir dans le monde, par le geste ou par la parole, il faut “penser” son action, ce qui se fait à partir de la représentation qu'on a de la réalité effective. Dans les deux cas on use des même procédés effectifs, pour simplifier, on pense avec le cerveau, du moins pour les individus organisés pourvus d'un système nerveux, les autres “pensent” d'autre manière; à proprement parler on ne peut pas dire qu'ils pensent mais le processus est le même, on n'agit pas dans le monde en fonction de ce qui est mais en fonction de la manière dont on se représente de qui est, qu'on ait un cerveau ou non, simplement quand on n'a pas de cerveau cette représentation est extrêmement plus rudimentaire donc son mode d'agir extrêmement plus limité et conditionnel.

Un langage exprime une pensée. Un langage est une représentation. D'un point de vue subjectif, un langage est “une sorte de pensée” puisqu'une pensée est “une sorte de représentation”. D'un point de vue objectif un langage est un moyen, un vecteur – un vecteur de pensée. Mais n'est pas une pensée, juste une représentation de pensée, une “représentation de représentation”. J'ai une idée assez précise de ce qu'est effectivement une pensée, de la manière dont elle se réalise dans le cadre du système nerveux central mais peu importe, quelle que soit la manière dont elle se réalise, à l'évidence c'est autrement que de la manière dont une représentation de pensée se réalise par le biais d'un langage. Une chose est certaine du moins, une pensée est une analogie, de même que la représentation d'une pensée par un langage n'est pas une pensée, une pensée n'est pas ce qu'elle représente. Le “niveau zéro” de la pensée est la sensation: l'œil ou l'oreille perçoit “quelque chose”, signale cette perception au système nerveux central par le biais d'un nerf ou d'un faisceau de nerfs d'une manière codée, qu'on peut qualifier de digitale, des impulsions électro-chimiques; le cerveau traite ce signal et génère une représentation analogique de cette perception, qui est proprement ce qu'on nomme sensation. Quelle que soit la forme effective d'une sensation dans le cerveau, d'évidence encore ça ne ressemble pas à la chose représentée: regardant l'écran où le texte en cours d'écriture est lisible j'en ai l'image dans mon cerveau mais ledit n'est ni assez grand ni assez plastique pour générer une représentation identique à l'objet représenté; ce n'est cependant pas une représentation digitale même si on peut la considérer “constituée de points”, l'ensemble de ces points forme un tout, une monade , une «substance inétendue, imperméable à toute action du dehors, mais subissant des changements internes obéissant aux principes d'appétition et de perception et qui constitue l'élément dernier, le plus simple, des êtres et des choses». Comme cette définition est celle proposée par le philosophe Leibniz, et comme le mot «appétition » a dans le cadre de sa philosophie un sens autre que celui ordinaire, «désir et besoin de prendre des aliments», ou que celui philosophique dans d'autres contextes, qui dérive du sens ordinaire, «action de désirer vivement, d'éprouver un appétit (au figuré)», en voici l'acception propre à ce philosophe: «Chez Leibniz “action du principe interne” (dans la monade) “qui fait le changement ou le passage d'une perception à une autre”».

Illustration ici de ce que dans des billets récents (et dans d'autres plus anciens) je définis comme glose: je ne souhaite pas commenter la définition de la monade mais souhaite lever des difficultés ou équivoques possibles, si cette définition de “monade” n'est pas très évidente, du moins les autres termes ont des acceptions communes même si, pour certains, techniques, en ce cas, “philosophiques”, en revanche “appétition” a une acception propre à la philosophie de Leibniz; si même on ne le connaît pas, on peut comprendre par sa forme qu'il a un rapport avec “appétit”, mais chez Leibniz il se rattache plutôt au terme “appétence ”, «désir de quelque chose», qui se rapporte au sens du mot latin appetentia, «vif désir». Je ne souhaite pas commenter mais précise cependant que le début de la définition, «substance inétendue», ne signifie pas “substance sans extension” mais plutôt “substance qui ne s'étend pas, qui reste dans ses propres limites”. En ce cas je parle de commentaire car c'est une interprétation propre, elle est argumentée mais je la fais d'abord parce qu'elle servira mon discours, il ne s'agit pas, comme pour “appétition”, d'élucider une acception, mais d'orienter votre interprétation de “substance inétendue” dans le sens qui me convient pour la suite de cette discussion. J'explicite la chose pour vous inviter à la vigilance: de même que les pensées sensible et symbolique sont formellement indiscernables, l'expression du commentaire, de la glose et de l'exégèse passent par le même vecteur et si on les exprime habilement ou si on les lit avec une attention relâchée, un commentaire peut paraître une glose ou une exégèse. Je suis comme vous, je discours pour “faire passer mes idées”, mais je tiens à ce que mes propos, aussi consistants soient-ils, on en ait une lecture critique, qu'on ne soit pas pris par une énonciation qui a les apparences de la vérité d'évidence et qu'on n'interroge pas mes présupposés explicites ou implicites.

Donc, une réflexion complexe à exposer bien que simple à comprendre. C'est lié à la fois aux deux types de pensées et aux caractéristiques propres aux langages. La pensée sensible (...)

Cette première phrase est presque un commentaire sur cette réflexion: ce qui passe par le langage est d'autant plus simple à exprimer que le propos est complexe, d'autant plus complexe à exprimer que le propos est simple.

(À suivre?)