Mes lectrices et lecteurs le savent, je ne suis pas du genre à m'intéresser à ce que Bruno Latour avait qualifié d'écume des jours dans une matinale de Franc Culture, qu'on qualifie ordinairement “actualités“ dans les médias, ce qui ne m'empêche de m'emparer parfois de faits “dans l'actualité” pour articuler le sujet de certains de mes billets, mais avec distance. Cette “affaire” m'intéresse peu en elle-même, j'ai mon opinion sur l'élément qui fait scandale mais bon, à quoi bon ajouter une opinion à la longue liste d'opinions déjà diffusées, elle m'intéresse en ce qu'elle semble révéler d'un certain rapport de personnes publiques à ce qui ressort du public et du privé. Le fond de l'affaire ressort selon toute apparence d'une pratique d'ordre privé, un homme se masturbe devant sa petite amie, sa “maîtresse“ en ce cas puisqu'il s'agit d'un homme marié et non séparé, sa petite amie en titre est son épouse, celle-ci est donc officieuse. Cette brève description comporte tous les éléments problématiques.

Le premier élément est l'usage public de l'image privée: en tant que politicien, Benjamin Griveaux a mis en scène son couple et ses enfants dans le cadre de sa campagne électorale (désormais avortée) pour les municipales de 2020 à Paris et plus largement au cours de sa vie politique, plus spécialement quand il est devenu un politicien visible, suite à son ralliement à Emmanuel Macron dès 2015, en préparation de sa future candidature à la présidentielle. Je vous conseille de faire une recherche sur votre moteur de recherche préféré associant les mots Griveaux, Minkowski, campagne et Paris, en premier (à la date de rédaction de ce billet, le 15 février 2020) vous aurez surtout des pages “dans l'actualité” mais assez vite après émergeront des pages de sites liés à des médias de presse ou audiovisuels qui célèbrent l'harmonie parfaite du couple, sa solidité, la douce quiétude de la vie familiale, bref, la mise en scène assez habituelle du gentil gars assez ordinaire qui coule des jours heureux entre épouse et enfants, bon mari et bon père de famille, cela depuis plusieurs années. Dès lors, faire émerger le constat qu'il a une “maîtresse” ressort-il du public ou du privé? Ça n'a rien d'un jugement moral, simplement, si une personne fait de sa vie de famille un argument censé légitimer sa crédibilité en tant que personne publique, il apparaît admissible de mettre sur la place publique des éléments “privés” qui écornent cette représentation de soi “dans le privé” au service de la personne publique.

Le deuxième élément est bien sûr le positionnement politique du mouvement que représentait Griveaux à Paris, et plus largement des instances politiques dont il participe – Assemblée nationale, jusqu'à récemment gouvernement, et bien sûr entourage politique du président de la République, dont il fut un des membres importants lors de la construction de la candidature et durant la campagne électorale de 2016-2017. Sans que c'eut été le cœur du programme de ce candidat et de ce mouvement, la “moralité”, privée comme publique, est dès le départ un élément important; on ne requiert pas des personnes de cette mouvance d'avoir une moralité définie, mais on leur demande de mettre en accord leur moralité publique et leur comportement privé. Entre cet affichage d'un homme privé irréprochable dans son comportement familial et de couple, et la révélation d'une pratique, comme disent certaines pages traitant de la vidéo du scandale, “libertine”, d'une relation sexuelle même à distance avec une personne autre que son épouse (ou sa conjointe, paraît-il que ce couple est “pacsé” mais bon, je ne vois pas trop la différence, dès lors qu'on a des enfants le statut légal des couples devient peu distinguable... Puis, l'évolution récente de la législation en matière de divorces fait qu'il n'y a plus guère de différence fonctionnelle, et qu'on soit en concubinage, en PACS ou marié, les points difficiles lors d'une rupture sont les mêmes: les enfants et la communauté de biens), il y a une nette discordance.

Le troisième élément significatif, et bien, c'est la vidéo. Je cite cette page , qui reprend un discours assez répandu dans les pages “de bon ton” parlant de cette affaire:

«La vidéo en question montre une scène de masturbation dans un contexte d'échanges libertins avec une femme, qui n'est pas l'épouse de Benjamin Griveaux, l'avocate Julia Minkowski. La publication de ces images a été revendiquée par un artiste et activiste russe vivant à Paris, Piotr Pavlenski. Ce dernier a publié la vidéo sur son site Internet "Pornopolitique.com" pour, dit-il, dénoncer l'hypocrisie de Benjamin Griveaux, notamment vis-à-vis des valeurs familiales que ce père de trois enfants met en avant. Le site a été désactivé aux alentours de 18 heures ce vendredi».

La raison pour laquelle Piotr Pavlenski vit actuellement en France est précisément son activisme artistique. On peut discuter du personnage et de cet activisme mais quand on accorde l'asile politique à une personne qui a ce type de pratiques, on ne peut pas s'attendre à ce qu'il ne la poursuive pas. Comme dit dans l'article de Wikipédia,

«Dans ses actions, Piotr Pavlenski dénonce de manière explicite les mécaniques de pouvoir et force les autorités à “faire de l'art” en participant à ses performances».

Clairement, il ne s'agit pas d'un “opposant politique russe” mais, peut-on dire, d'un anarchiste radical dont les “performances” sont dirigées contre toute instance de pouvoir: étant en France, il “fait faire de l'art” aux instances de pouvoir, politiques et économiques, françaises. En outre, sa motivation est très cohérente et très acceptable, ce que je mentionnais, «dénoncer l'hypocrisie de Benjamin Griveaux, notamment vis-à-vis des valeurs familiales que ce père de trois enfants met en avant». Sinon que je ne le dénonce pas, car je ne suis pas un activiste, ou pas de ce genre, je le constate grâce à cet “artiste” et aussi grâce à un ex-collègue de parti de Griveaux (doublement d'ailleurs puisqu'il fut aussi membre du PS avant de se mettre En Marche!), Joachim Son-Forget . Je vous conseille la lecture de l'article, elle donne une idée intéressante des limites du “et en même temps”™, d'abord dans le fait de choisir ses soutiens en fonction de supposées compétences sans trop s'intéresser aux principes politiques qui les animent, ensuite sur l'étendue du “enmêmetempisme”: quand on s'accoquine “et en même temps”™ avec l'extrême-gauche et l'extrême-droite, ça semble aller au-delà de l'acceptable. Cette affaire est vraiment intéressante en ce qu'elle révèle de tout ce qui ressort de la pose plus que de la position ou du positionnement: depuis le “et en même temps”™ de la campagne électorale et du début du septennat, en 2016-2017 et la situation de ce début d'année 2020 le “enmêmetempisme” s'est considérablement étriqué à l'épreuve du pouvoir et des choix nécessaires, selon les options on maintiendra ou on réduira cette hypothèse du “et en même temps”™, factuellement les options du gouvernement ont fortement réduit la branche “et de gauche” de cet “enmêmetempisme”. Pour information, si le pourcentage d'opinions favorables envers le gouvernement et le président reste assez stable, le socle est très différent, entre autres la proportion des sympathisants PS et LR s'est inversée en faveur des sympathisants LR; je ne sais pas si la majorité mène une politique “et de droite” mais il semble que c'est la perception des électeurs. Il est d'ailleurs significatif que lors des élections européennes de 2019 la liste “centre gauche” est restée au niveau de pourcentage des législatives de 2017 alors que celui de la liste de “centre droite” a été divisé par trois, ce qui a tendu à faire progresser le pourcentage qui s'est porté sur la liste lepéniste mais non le pourcentage d'électeurs “en marche”, ce qui donne à penser que les électeurs “de gauche” qui ont voté pour les candidats macronistes en 2017 ont tendu à se reporter sur la liste “écologiste” ou à s'abstenir, d'où cette stagnation malgré un vote “de droite” plus fort en faveur de la liste “en marche”. Je déborde, je déborde... Revenons au propos.

La vidéo est intéressante par le mode de communication: via Internet. Se masturber devant une caméra qui transmet l'image par Internet, ça revient à se masturber sur la place publique. Dans un autre billet, «356: L'impossible anonymat d'Internet» j'explique pourquoi sur les réseaux de télécommunication l'anonymat est illusoire; en outre la confidentialité sur un réseau public comme “le web” est impossible. Soit dit en passant, le titre du billet mentionné est inexact et le billet approximatif, j'ai opté pour le nom “Internet” par souci de me faire comprendre en usant du terme banal usuel, Internet n'est qu'une toute petite partie de ce qui constitue le réseau global de télécommunication mais bon, dans un billet d'intervention j'ai plus souci de me faire comprendre que de donner dans la précision. Faire transiter quoi que ce soit via le réseau public Internet en croyant que ça peut rester confidentiel c'est comme si on se promenait dans la rue en se supposant invisible. Ça ne signifie pas qu'on puisse tout voir de ce qui transite dans une forme humainement décodable, mais dans le cas d'une transmission vidéo en temps réel le cryptage est impossible avec des moyens ordinaires de transmission.

Voici ce que je trouve intéressant ici: Benjamin Griveaux est-il un con ou un salaud? Dans l'un ou l'autre cas c'est nécessairement un politicien douteux, cela dit, donc la réponse importe peu en soi, mais elle importe quant aux conséquences de ses décisions politiques. Si c'est un con, il agit sans savoir; si c'est un salaud, il agit en connaissance de cause. Dans les deux cas, les résultats de ses décisions seront autres que ceux qu'il prétend viser mais ça n'est pas la même chose d'échouer par incompétence ou par malveillance. Je le qualifie tel parce qu'il faut être con pour croire que communiquer via Internet peut rester confidentiel, ou salaud pour supposer que votre position sociale peut vous protéger des conséquences d'un comportement inopportun dans un contexte supposément confidentiel. Selon moi il est plutôt con mais c'est une opinion et de toute manière ça ne change rien quant aux conséquences d'une incompétence par bêtise ou par malveillance dans le cadre d'une fonction politique, dans les deux cas on agit mal, donc “pour le mal”, et ce cas “pour le mal public” et non pour le bien public.

De tout cela il résulte que Benjamin Griveaux n'était pas à sa place en tant que “responsable politique”, puisque par bêtise ou par malveillance il semble bien avoir supposé pouvoir échapper à la responsabilité de faire une action inconvenante dans un contexte inapproprié, la place publique. La raison pour laquelle je le suppose con est sa longue fréquentation de personnes qui ont fini par se faire rattraper par leurs comportements privés inconvenants, puisque notamment durant sa longue période socialiste il fut un fervent soutien de Dominique Strauss-Kahn. Remarquablement, beaucoup d'anciens soutiens de Strauss-Kahn ont basculé dans le macronisme (une bonne part de son “staff” s'est retrouvé dans celui de Macron une fois que leur “poulain”, plutôt un vieux cheval de retour cela dit, s'est retrouvé définitivement tricard en politique).

La question que soulève cette affaire, pour moi: quelle est la proportion de “Griveaux”, d'irresponsables politiques, parmi les membres de la majorité actuelle? Vu la capacité de cette majorité à rater tout ce qu'elle entreprend, il semble que ce soit sinon une majorité, du moins une forte minorité. Et je crains qu'il y ait plus d'incompétents par connerie que par saloperie... Non que j'aie quelque indulgence pour les salauds, tout au contraire, mais du moins ils ont un avantage sur les cons: s'ils agissent mal, s'ils agissent “pour le mal”, ils savent pourquoi, ce qui les incite à la prudence.