Ça m'énerve. Rien de tel que ce genre de connerie, ou de saloperie, pour transformer une opinion en vérité d'évidence. Bien sûr il y a le cas opposé, lorsqu'on “ne croit pas” à une vérité d'évidence pour des raisons idéologiques. La vérité a deux aspects, celle qui découle de l'observation et celle qui découle de la croyance; la première est évolutive et sensible au contexte, la seconde statique et non dépendante du contexte. Sans la résumer à cela on peut rattacher la vérité d'observation à la vérité scientifique et à la philosophie non systématique, une réflexion toujours en dialogue avec la lecture et l'étude de la réalité observable, et pour laquelle toute réponse est la première étape d'une nouvelle question; la vérité de croyance au contraire à des réponses qui ne supposent pas de questions, l'observation de la réalité se fait au filtre de présupposés qui induisent à n'y lire que ce qui correspond aux réponses qui structurent son système de croyance, son idéologie propre. Non que la vérité d'observation ne dispose pas d'idéologie, mais d'une idéologie non systématique, ce que Descartes nomme «une morale par provision»:
«Et enfin, comme ce n'est pas assez, avant de commencer à rebâtir le logis où on demeure, que de l'abattre, et de faire provision de matériaux et d'architectes, ou s'exercer soi-même à l'architecture, et outre cela d'en avoir soigneusement tracé le dessin; mais qu'il faut aussi s'être pourvu de quelque autre, où on puisse être logé commodément pendant le temps qu'on y travaillera; ainsi, afin que je ne demeurasse point irrésolu en mes actions pendant que la raison m'obligerait de l'être en mes jugements, et que je ne laissasse pas de vivre dès lors le plus heureusement que je pourrais, je me formai une morale par provision, qui ne consistait qu'en trois ou quatre maximes, dont je veux bien vous faire part.
La première était d'obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m'a fait la grâce d'être instruit dès mon enfance, et me gouvernant, en toute autre chose, suivant les opinions les plus modérées, et les plus éloignées de l'excès, qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels j'aurais à vivre ....
Ma seconde maxime était d'être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je m'y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées. Imitant en ceci les voyageurs qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, ni encore moins s'arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu'ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que ce n'ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir: car, par ce moyen, s'ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part, où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d'une forêt ....
Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde; et généralement de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir, que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux, touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est, au regard de nous, absolument impossible. Et ceci seul me semblait être suffisant pour m'empêcher de rien désirer à l'avenir que je n'acquisse, et ainsi pour me rendre content ....
Enfin, pour conclusion de cette morale, je m'avisai de faire une revue sur les diverses occupations qu'ont les hommes en cette vie, pour tâcher à faire choix de la meilleure ; et sans que je veuille rien dire de celles des autres, je pensai que je ne pouvais mieux que de continuer en celle-là même où je me trouvais, c'est-à-dire, que d'employer toute ma vie à cultiver ma raison, et m'avancer, autant que je pourrais, en la connaissance de la vérité, suivant la méthode que je m'étais prescrite».
Une morale qui à la fois se construit par la “provision” qu'on aura recueillie, par ce qu'on aura appris, et provisoire car l'action ou la réflexion qu'on bâtit avec cette provision est toujours à interroger puisque cette provision est toujours changeante. Ce billet est une illustration de morale par provision, de morale évolutive, puisque lors de sa création je n'avais en vue que la proposition de transformer une opinion en vérité d'évidence, suite à une déclaration de l'invité d'une émission de radio du 11 février 2020, et n'y ai ajouté le déni d'une vérité d'évidence pour des raisons idéologiques qu'après la déclaration d'un des invités d'une autre émission sur la même antenne, France Culture, le lendemain. D'ailleurs, outre que je souffre en ce moment d'un fâcheux et douloureux tour de reins qui m'amène à interrompre la rédaction de mes billets plus souvent qu'à mon souhait, j'ai laissé celui-ci après avoir écrit seulement
«Ça m'énerve. Rien de tel que ce genre de connerie, ou de saloperie, pour...»
avant tout parce que je sentais un manque dans l'articulation de ma réflexion. Si j'ai le sentiment d'avoir quelque chose de pertinent à écrire je peux plus facilement passer sur la douleur pour en poursuivre la rédaction.
Mais il y a des limites. Là je fais une pause. Trop mal...
Pour précision, je fais intervenir ma réalité immédiate par un souci politique, mettre en évidence que je ne suis pas un pur esprit mais un être ordinaire qui est soumis aux contraintes ordinaires, un être social inscrit dans la cité, un animal politique disait Aristote, une personne qui va au marché, qui achète son pain, qui va voir des spectacles, qui se promène, qui discute avec ses pareils, et qui parfois se prend des grippes ou des tours de reins – en ce cas, c'est précisément un déplacement de vertèbre... Ma biographie n'a pas d'autre intérêt que de me figurer en être de chair et de sang.
Le premier propos fut celui de Juan Branco, dont j'ai dit pis que prendre à l'occasion de la sortie de ses premiers livres notoires, Contre Macron et Crépuscule; ici, ça concernait son dernier opus, Assange, dont il causa dans l'émission La Grande Table des idéesdu 11 février 2020
. J'ai toujours un avis mitigé sur le personnage, cela dit ça vaut le coup d'écouter l'émission, il y tient des propos intéressants. Sinon cette question du «Comme jamais auparavant!». Sa propre formulation je ne m'en rappelle plus exactement, «quelque chose d'inédit» ou un truc du genre. Ça se rapportait à ce qui faisait l'objet, et le titre, de cette émission du 11 février, «Assange, figure d'un nouvel ordre mondial?». La réponse de Branco est oui, et en outre, que ce “nouvel ordre mondial” est radicalement nouveau, de l'inédit, du jamais vu, lu ou entendu. Ouais... On dira ça...
Le second propos est à triple détente et fut tenu dans l'émission Les Matins du 12 février 2020, partie «L'invité des Matins
», par un certain Jean Chambaz, présenté comme «président de Sorbonne Université et de la Ligue européenne des universités de recherche, professeur de biologie cellulaire», la première détente suite à l'intervention d'une nommée Marie Sonnette, présentée comme «maîtresse de conférences en sociologie à l'Université d'Angers et membre du comité de mobilisation des facs et des labos en lutte», en contestation d'un de ses propos, la seconde un peu plus tard, par une intervention de Marie Sonette concernant Jean Chambaz, la troisième en confirmation des deux propos de Marie Sonette. En premier elle explique que la politique du gouvernement actuel est en continuation de l'inflexion néolibérale donnée à l'organisation de l'université; Chambaz agrée à une partie de son propos mais conteste cette imputation d'orientation néolibérale; dans le second moment, et là Chambaz n'a rien trouvé à répliquer, Marie Sonnette décrit le processus de mise en place de structures qui instaurent un double statut, les universités et écoles “d'élite” d'une part, les établissements “sans mérites” de l'autre, avec une dégradation des conditions d'enseignement pour les secondes, un drainage des investissements publics et privés pour les premières en moyens humains, matériels et financiers; Chambaz a mollement contesté, mais plus l'interprétation des faits que les faits; et peu après, de nous expliquer, en gros, qu'il fallait créer des “pôles d'excellences” et “mieux répartir les ressources”, et augmenter le “niveau d'autonomie” des écoles supérieures et des universités, bref, libéraliser l'enseignement supérieur...
Le problème avec un Jean Chambaz est sa sincérité, qui repose à l'évidence sur une inculture crasse et sur une hiérarchisation implicite des savoirs où les sciences exactes et pondérales ont une supériorité sur celles humaines et sociales; de ce fait, il croit savoir aussi bien que Marie Sonnette ce qu'il en est des concepts de la sociologie, ce qui l'induit à ne pas interroger son discours, par exemple à lui demander ce qu'elle veut signifier en parlant d'un processus de néo-libéralisation de l'enseignement supérieur; probablement, elle évoquerait alors les théories néo-libérales qui émergèrent dans la première moitié du XX° siècle, essentiellement durant l'entre-deux-guerres, qui au-delà de leurs divergences de tous ordres s'entendaient sur un point: mettre en œuvre leurs projets requérait la maîtrise des structures d'enseignement et d'éducation, seul moyen pérenne de diffusion et de réalisation de leurs idéologies. Quand un biologiste discute avec une sociologue celle-ci ne manquera probablement pas de lui demander des précisions si la discussion porte sur la biologie, donc il eut été judicieux de la part d'un biologiste de demander des précisions à un sociologue sur une question sociale. Il se trouve, et je le sais par expérience, que dans le cadre d'un débat qui réunit des sociologues et des praticiens, les praticiens croient toujours en savoir autant ou plus sur la sociologie de leur pratique que les sociologues qui sont spécialisés dans l'étude des contextes de réalisation de cette pratique. Dans le cas présent, d'évidence Jean Chambaz a intégré les valeurs du schéma social de type néo-libéral mais ne le sait pas, et conteste une vérité d'évidence par méconnaissance de ses présupposés d'ordre idéologique, en ce cas, en défendant une structuration “libérale” des institutions tout en récusant le fait. Et en ne connaissant d'évidence pas grand chose, à mon avis rien, des théories néo-libérales en matière d'organisation des institutions d'enseignement.
Le problème avec un Juan Branco est moins décidable. Ma perception est qu'il a un “dessein secret” mais c'est indécidable. J'ai des méthodes pour savoir si une personne est sincère ou non mais elles ne s'appliquent que si on est en interaction directe ou si on dispose d'un ensemble de discours suffisant pour pouvoir le déterminer; Branco ne m'intéressant guère, je n'ai pas d'opinion tranchée à son propos, sinon une chose: il ment. Savoir s'il ment avec sincérité ou non, je ne sais pas; et si c'est sans sincérité, je ne sais pas pourquoi. Cela dit je ne le crois pas sincère mais comme je ne base pas mes analyses sur des croyances je réserve mon jugement. En fait, peu importe, je constate des incohérences dans son discours politique donc qu'il ment, savoir s'il est conscient ou non du fait est négligeable. Par contre, il est potentiellement beaucoup plus nocif que Jean Chambaz parce qu'il a un discours formellement cohérent qui donne de la crédibilité à sa parole. Avec Chambaz il faut être convaincu à l'avance pour trouver de la cohérence à ses propos; avec Branco ce n'est pas requis. Disons que Chambaz est à l'évidence une “marionnette”, Branco étant possiblement une “marionnette”, un “marionnettiste” ou un “plaisantin”.
Une autre de mes modélisations de la société. Elle recoupe en partie celle des “cons”, des “salauds” et des “moyens” mais concerne les comportements individuels et les processus sociaux généraux plutôt que les comportements stéréotypés et les structures. La répartition des individus dans des groupes informels est contingente. Pour exemple, dans une société de caste ou de privilèges il y a fusion du statut et de la fonction, on appartient à une caste ou une classe par hérédité, avec toujours l'opportunité d'une caste des sans castes, d'une classe des hors-classe, mais du moins, si on peut être “déclassé” assez facilement on n'accède que rarement à une classe dont on n'est pas originaire; d'où, une personne qui, disons, appartient à une caste de “salauds” mais qui est fondamentalement un “con” aura tout de même une fonction de “salaud”. On voit très bien la chose avec le système féodal quand il est passé d'un régime aristocratique à un régime oligarchique: jusqu'au XI° siècle environ il y eut une assez grande mobilité sociale parmi les divers groupes qui étaient dans des positions de pouvoir, l'aristocratie étant “le pouvoir des meilleurs” il fallait faire les preuves de son mérite pour conserver sa fonction, et plus on était haut dans la hiérarchie sociale plus on engageait son statut, raison pourquoi, d'une part l'hérédité des fonctions était rare et peu durable, de l'autre les “en fonction de meilleur” qui ne faisaient pas ou plus l'affaire et ne quittaient pas leur fonction finissaient mal. Vers le XII° siècle on passa progressivement d'un régime aristocratique à un régime oligarchique, “le pouvoir de ceux qui ont le pouvoir”; quand un tel régime est consolidé il y a confusion entre statut et fonction, et le statut prime la fonction, donc même le plus inapte des inaptes sera “en fonction de meilleur” par hérédité; pour un inapte complet on lui donnera un “second” supposé “sans mérite”, d'une caste inférieure, qui “fera fonction” sans être nominalement dans la fonction. Même dans un régime oligarchique il y a des limites, cela dit, entre autres, un incapable qui ne comprend pas le système et qui se mettra à vouloir remplir la fonction à la place de son lieutenant (nom qui à l'origine signifiait proprement ce qu'il désigne, un “lieu tenant de”, une personne qui tient lieu de fonctionnaire – d'officier – ou de magistrat en n'en ayant pas le titre ni les avantages afférents) risque fort de mal finir, surtout parce qu'il rompt le contrat social en mettant en évidence qu'il n'est pas un “meilleur”, bref, parce qu'il trahit sa classe. Dans les faits ça n'est pas si simple bien sûr, même dans un régime oligarchique il y a une sorte de “sélection des meilleurs” mais d'un autre ordre, on ne requiert plus d'un membre du groupe d'être le meilleur dans sa fonction nominale mais d'intégrer et de maîtriser les codes de comportement qui le déterminent comme faisant partie de sa classe, de “savoir tenir son rang”.
Un marionnettiste est une personne qui comprend comment s'articulent les comportements et processus, adhère au système social en place, sait comment y agir pour contribuer à maintenir ce système et à conforter ou renforcer sa position et celle de son groupe d'appartenance direct; une marionnette est une personne qui a une compréhension limitée ou nulle du système mais sait “tenir son rang” et consent à ne pas pouvoir agir dans une ou plusieurs fonctions qu'il occupe nominalement si ça maintient son rang; un plaisantin est une personne qui comprend comment fonctionne le système, n'y adhère pas mais est capable de “tenir son rang” en tentant autant qu'il est possible d'agir contre le système, pas nécessairement pour le modifier ou le détruire mais en tout cas pour le faire évoluer en sa faveur là où il est. Savoir maintenant ce qu'un plaisantin veut voir changer: le système ou sa position dans le système? Possible qu'il ne le sache pas toujours lui-même. Pour prendre mon cas, sans être proprement un plaisantin je n'en suis pas si loin, de mon point de vue, et de mon point de vue j'aspire à un changement de mon système social, toujours de mon point de vue pour aller vers une réelle démocratie, vers une société où il y a nette séparation entre le statut et la fonction mais c'est une hypothèse, autant que je sache je ne suis pas un marionnettiste mais en revanche je ne peux aucunement affirmer que je ne suis pas une marionnette, car en quelque manière j'en suis nécessairement une, j'ai subi un long conditionnement, au moins d'une dizaine d'années, plutôt d'une bonne vingtaine, pour devenir un être social accompli. Savoir à quel point je suis conditionné et à quel point j'ai réussi la phase ultérieure, de déconditionnement, c'est difficilement décidable.
Disons, une majorité d'humains doit s'éprouver comme marionnettiste ou plaisantin, supposer comprendre ce qu'ils font et pourquoi, et supposer avoir une bonne compréhension des processus sociaux, mais ça n'est pas si évident car c'est phénoménalement assez exact sans que ça soit assurément vrai. Nul de nous ne naquit humain, on a subi, comme dit, un long processus de conditionnement pour y atteindre. Par observation, on peut diviser les humains en trois catégories principales, ceux qui n'ont jamais acquis de capacité d'action autonome, ceux qui ont acquis cette capacité mais dans un spectre limité et n'en ont pas conscience, ceux qui ont acquis cette capacité dans un spectre large. Les troisièmes supposeront, par leur spectre large, avoir un niveau de ce que l'on nomme libre arbitre assez élevé; c'est indémontrable et même, souvent contredit par les faits. Un observateur peut faire l'hypothèse que la personne observée est beaucoup plus conduite par ses conditionnements que par ses libres décisions; la personne même peut faire au contraire l'hypothèse qu'elle choisit librement mais tient compte des contextes ou arbitre lors d'une décision pour le meilleur choix possible, le “bon” choix, par raison et non par choix conditionnel. Les deux premiers ensembles sont assez aisément déterminables, une personne sans capacité d'autonomie est incapable de décision devant une situation qui demande un choix non déterminé, une personne à spectre limité fera toujours le même type de choix dans des situations similaires, sans pouvoir motiver son choix ou en le motivant d'une manière stéréotypée. On peut dire que les personnes de la seconde catégorie sont des personnes sans autonomie réelle mais “programmables”, qu'elles ont une capacité de conditionnement par auto-renforcement qui leur permet une autonomie d'action effective sans capacité de correction de leur conditionnement initial, elles savent comment faire sans trop savoir pourquoi. De celles-là ont peut dire que ce sont à coup sûr des marionnettes en ce sens qu'elles ont l'apparence d'agir par elles-mêmes, celles de la première catégorie étant plutôt des pantins, des marionnettes à fil, dont on voit avec évidence qu'elles sont manipulées, celles de la seconde catégorie étant des marionnettes à gaine mues par une “main invisible”. Être manipulé ne signifie pas nécessairement manquer de libre arbitre, la plus ou moins grande autonomie ne dépend pas de la marionnette mais du marionnettiste, contrairement à la pratique qui me sert de modèle dans les cas des humains il y a presque nécessairement une base d'autonomie comme pour tout être vivant, personne ne respirera à votre place ni ne fera battre votre cœur, ni ne mouvra vos muscles, sauf bien sûr si vous êtes le pape Jean-Paul II ou si vous êtes le dictateur Francisco Franco ou l'infirmier Vincent Lambert, que les techniques médicales peuvent pallier à votre incapacité à vous maintenir en vie de manière autonome et que des personnes ont intérêt à vous voir donner l'impression d'être encore vivant – les deux premiers cas sont bien sûr d'ordre politique, tout le monde savait que ces deux-là étaient morts un peu avant l'annonce officielle mais des pour questions de succession à régler on devait à tout prix les faire vivre un peu au-delà du moment de leur décès. J'ai un souvenir frappant de la dernière apparition publique de Jean-Paul II, où il était évident qu'on le manipulait – pantin plutôt que marionnette. Je suppose qu'il avait une conscience de lui plus importante que les deux autres cas cités mais son entourage aurait dû, “par charité chrétienne”, le débrancher bien avant, sauf qu'il devait durer un peu pour pouvoir mettre les choses en ordre au plan de l'organisation.
J'ai une autre manière de nommer les marionnettes: les “zombis”. Et une autre manière de nommer les marionnettistes: les “vampires”. Dans la symbolique vaudou, le zombi n'est pas un mort-vivant mais un vivant-mort; c'est à la fois une manière de décrire le rapport des esclaves à leurs propriétaires et une pratique réelle, le zombi
est, dans l'imaginaire et dans la pratique du vaudou, une personne soumise à un processus de mort symbolique puis placée sous l'emprise totale d'un tiers – voir la partie «En Haïti et dans les Antilles
», sous-partie «Recherches scientifiques
». Le vampire est une personne qui ne doit sa survie qu'à l'absorption du “fluide vital” d'autres personnes, symboliquement le sang. Les deux sont symétriques: le zombi est un “corps sans esprit” qui n'agit que par l'esprit de son maître, le vampire un “esprit sans corps” qui ne persiste que par le corps de ses esclaves. Comme la plupart des mythes et légendes c'est une manière abstraite et symbolique de décrire des rapports sociaux observables: la force du maître est la puissance de ses serviteurs, la faiblesse du serviteur est le pouvoir du maître. Dans des rapports sociaux, que dire, normaux? On dira cela. Donc, dans ce genre de rapports sociaux il s'agit d'un lien contractuel avec des limites strictes dans la sujétion et dans la durée, et une compensation pour le serviteur en réparation de la mise à disposition du maître de sa puissance (de sa “force de travail”). Dans des rapports sociaux anormaux le lien contractuel n'existe pas ou est défavorable, une des deux parties a tous les droits et aucun devoir, l'autre n'a aucun droit et tous les devoirs. Dans les situations effectives il y a une gradation, depuis la quasi-égalité jusqu'à l'inégalité presque totale, plus des cas extrêmes d'égalité ou d'inégalité, somme toute rares mais qui se produisent, et qui ne sont pas des grandes réussites. J'en parlais précédemment, la question est le rapport entre statut et fonction. Le statut est la position personnelle de la personne dans la société, la fonction, et bien, sa position fonctionnelle, la part de son temps et de son action qu'elle consacre à la société. Dans la typologie de Marx et Engels ça réfère à la manière dont les ressources sociales sont réparties, la part sociale est celle commune à toute la société, celle statutaire correspond au slogan “à chacun selon ses besoins”, celle fonctionnelle au slogan “à chacun selon ses moyens”.
La part sociale est pour partie incompressible, les “dépenses obligatoires”, les ressources permettant de maintenir les infrastructures et la superstructure, pour partie variable, celles que la société décide de consacrer à des projets communs; la part statutaire est incompressible et tient compte des besoins vitaux de chacun; la part fonctionnelle est variable et résulte d'un double calcul, abstrait, le nombre de “parts” attribué à chacun en fonction de ses apports à la société, et concret, la “valeur de chaque part”, qui est la division des ressources sociales disponibles restant après que les parts sociale et fonctionnelle ont été déduites. Factuellement, cette répartition n'est pas toujours possible, elle dépend des ressources réelles disponibles. Si elles ne dépassent pas la quantité nécessaire pour la part sociale incompressible et pour la part statutaire, la part fonctionnelle sera nulle; au-delà de ces parts incompressibles, il devra y avoir partage entre la part sociale variable et la part fonctionnelle, selon les cas on privilégiera l'une ou l'autre; en-deçà ce sera plus compliqué, la question sera de déterminer s'il est préférable, dans un contexte donné, de réduire les capacités de la société ou celles de ses membres, dans les deux cas ça mettra en péril à la fois la société et ses membres, il faudra donc estimer si la crise sera transitoire ou durable, dans le premier cas on peut réduire la part statutaire, dans le second on doit réduire celle sociale.