C'est beaucoup plus large: la réalité n'a pas de sens déterminé mais tout dans la réalité fait signe. Vivre ou interpréter sont des stricts synonymes: si on ne sait pas “lire la réalité” on ne saura pas comment agir. Jean a raison, dans son incipit à l'évangile qu'on lui attribue: au commencement était la parole. Avant et après le commencement est le verbe. Je retiens ici la leçon de la traduction Segond 1910, dans la TOB, la Traduction œcuménique de la Bible, la leçon retenu est, au commencement était le verbe. Il se trouve que dans mon vocabulaire propre “verbe” et “parole” ne sont pas synonymes. La TOB, en ce cas, suit la leçon de la traduction latine dans la forme: là où le texte grec donne “λόγος”, le texte latin donne “verbum”; comme le mentionne l'article «Logos
» de Wikipédia, le mot grec “λόγος” est en général rendu en français par «parole, discours» pour son emploi concernant la langue; en latin classique “verbum” signifie “mot” ou “parole”; le mot “verbe
” étant équivoque, tantôt la «partie du discours qui exprime soit une action faite ou supportée par le sujet, soit un état ou une manière d’être du sujet», tantôt la «parole, l'expression de la pensée par les mots», (cf. «avoir le verbe haut»), “parole” me semble plus adéquat en ce cas. Dans mon vocabulaire propre, “verbe” réfère plus proprement à la pensée, “parole” à son expression – son expression... verbale. Ne pas trop chercher de cohérence à l'expression discursive de la pensée, les mots n'ont pas de sens, donc on peut librement leur en donner plusieurs sans que ça soit contradictoire en soi, j'utilise dans mon discours ordinaire “verbe” et ses dérivés pour désigner ce qui est de l'ordre de la parole, du discours, mais dans mes textes de réflexion sur la réalité je réserve “verbe” à un certain usage, désigner “la pensée”.
Mes lectrices et lecteurs habituels le savent, je m'appuie largement sur la tradition chrétienne pour définir mes concepts, non que je sois spécialement chrétien, si je me rattache à une tradition c'est plutôt celle hébraïque, je ne suis ni un croyant ni un fidèle de quelque tradition que ce soit, je m'inspire indifféremment des traditions proches (Europe, Moyen-Orient, Afrique du Nord) ou distantes (Méso-Amérique
, Asie Centrale et Orientale, surtout Extrême-Orientale, moindrement les autres aires culturelles), mais du moins le mode de rapport à la réalité qui me convient le plus est celui proposé par la tradition hébraïque, laquelle d'ailleurs est reprise par beaucoup de courants de réflexion “chrétiens”, “musulmans” ou “athées” et “anticléricaux” – pour mémoire, un des motifs de séparation des Églises protestantes et réformées d'avec l'Église catholique est le “retour à la vraie foi”, ce qui requérait de revivifier les traditions hébraïques en usage dans les débuts de ce qui devint le christianisme, les historiens les plus sérieux s'entendent pour dire qu'au moins jusqu'au deuxième siècle de l'ère commune beaucoup de communautés dites aujourd'hui chrétiennes se considéraient elles-mêmes “juives”, l'initiateur de ces courants, le nommé Jésus, affirmant à plusieurs reprises être là pour “réaliser le verbe” ou un truc du genre, bref, se plaçait explicitement dans sa propre tradition, celle hébraïque. J'en parle rapport au fait qu'on parle dans ces traditions du «verbe qui s'est fait chair». N'étant pas hébraïsant, je n'ai du Pentateuque par une connaissance directe mais je fais confiance à l'exégèse et à la philologie proposées par André Chouraqui, qui maîtrisait toutes les langues ayant composé le texte original et initié les premières traductions, et bien sûr le français. Chouraqui opte lui aussi pour “parole”.
Pourquoi opter pour ces deux notions avec des mots qui à l'origine désignent la même réalité? Parce que j'ai une bonne formation en linguistique. Dans ce domaine les conceptions ont beaucoup évolué au cours des deux derniers siècles, et spécialement au cours du XX°. J'en parle dans plusieurs billets, de longue date les humains constatent que la réalité a deux aspects, elle est pour partie substantielle, pour partie insubstantielle; et d'aussi longue date, ils constatent que selon les circonstances ce qui est substantiel devient en tout ou partie insubstantiel, ce qui est insubstantiel devient en tout ou partie substantiel, et que nombre d'entités sont à la fois substantielles et insubstantielles. La question étant alors de savoir si l'un des aspects est un cas de l'autre, ou deux aspects du même cas, ou deux cas différents, ou deux aspects d'un cas inobservable. Relativement à cette question on peut avoir trois positions assez divergentes: supposer qu'il y a une réponse et qu'elle importe, supposer qu'il n'y a pas de réponse, supposer qu'il peut y avoir une réponse mais qu'elle importe assez peu et qu'elle est toujours transitoire. Je suis partisan de la troisième position et en outre, partisan des théories qui supposent que le substantiel et l'insubstantiel sont deux aspects d'un même cas; de ce fait, quand j'expose mes hypothèses j'ai besoin de clairement séparer ce qui dans un objet dont je discute apparaît insubstantiel de ce qui apparaît substantiel. Dans le langage, la parole apparaît substantielle, le verbe insubstantiel. Je n'ai pas d'hypothèse quant à ce qui serait premier puisque dans ce schéma l'une et l'autre sont deux aspects d'un même cas.
Par commodité je suppose que le verbe est premier par rapport à la parole mais ne suppose pas que ce soit réellement le cas, en fait ça ne m'importe pas mais d'évidence ce qu'on peut observer dans cet objet complexe qu'est le langage est le verbe incarné, donc la parole, le discours. On peut aussi observer que quand on émet une parole en premier on la pense, quand on en reçoit une en dernier on la pense; par pure hypothèse je suppose qu'il en va de même pour tous les êtres qui pensent et parlent, raison pourquoi je postule que le verbe est avant et après la parole mais que la parole est “au commencement” parce que la seule manière pour vous et moi d'échanger des pensées est d'en passer par la parole, qu'en tant qu'émetteur de parole le verbe est avant, en tant que receveur de parole le verbe est après, donc que la position du verbe dépend du sens de la parole: quand elle va de moi à vous il est avant pour moi, quand elle va de vous à moi il est après pour moi, et je suppose qu'il en va de même pour vous, je veux dire: que vous pensez un discours avant de l'émettre, et que vous recevez un discours avant de le penser.
Ceci vaut bien sûr pour tout. Parler est un action, écouter est une sensation, une “passion”. Factuellement, sentir est aussi une action mais une action de la périphérie au centre, une “action passive” au sens où l'action est déclenchée de l'extérieur et se propage de sa zone de réception vers le centre de lecture et d'analyse de cette sensation sans que l'organisme contribue à ce mouvement interne de sa volonté propre. Le principe de toute sensation externe est le même: en périphérie, sur ou dans la membrane extérieure qui établit la limite entre l'individu et son milieu, ou tout contre elle, est placé un capteur, dans le cas des humains et de tous les vertébrés, une terminaison nerveuse ou une cellule nerveuse; ce capteur est excité par un certain type de phénomènes, et propage cette excitation de la périphérie vers le centre de manière automatique; selon la forme précise de chaque excitation, le centre de lecture va ou non lui attribuer une valeur significative; s'il lui attribue une telle valeur, s'enclenchera un processus d'analyse qui lui attribuera une signification, y compris la valeur “sans signification”; selon le cas et le contexte, même la valeur “sensation significative sans signification” peut acquérir une signification non nulle qui requerra ou induira une réaction, que celle-ci soit interne ou externe. Un exemple de sensation significative sans signification est le cas des acouphènes: on peut dire qu'ils ont une cause interne en ce sens que quel que soit le contexte on les perçoit de manière uniforme, et qu'on les perçoit même quand on est dans un contexte où aucune excitation sonore n'est d'un niveau suffisant pour déclencher le processus d'analyse, mais pour l'individu ces “sons fantômes” ont toutes les caractéristiques d'une sensation significative, ils ont un niveau perceptif ressenti du niveau et de la forme qui sont considérés par le centre de lecture comme susceptibles d'analyse; certains peuvent faire abstraction de ces perceptions ou ne pas leur attribuer de signification, d'autres ne peuvent en faire abstraction et cette sensation permanente peut être pour eux une source de malaise parfois intense – j'en parle en connaissance de cause, par chance je fais partie de la première classe, je perçois des acouphènes, en général j'en fais abstraction et quand parfois je les ressens je ne leur attribue pas de signification, pour le dire autrement, “je n'en tiens pas compte”, ce qui est de fait inexact, j'en tiens compte, je les constate, mais subjectivement exact, j'en tiens compte comme d'un son parasite peu incommodant, “à négliger”.
Sentir et agir sont deux cas d'un même processus, qu'on peut nommer “transfert d'énergie”. Dans ma description précédente j'ai simplifié, il y a aussi des “sensations internes”, le cas le plus évident étant le “sens de l'équilibre” qui combine une perception de la position de la tête relativement à ce qu'on peut nommer l'axe de gravitation, et la disposition des diverses parties du corps, ce qui permet de déterminer si l'organisme est “en équilibre” relativement à cet axe, s'il n'est pas en situation de chute imminente ou effective; il y a une composante mineure de sensation externe, celle des points d'appui du corps, mais l'essentiel de la sensation et l'essentiel de l'action sont internes, l'organisme va modifier la disposition de ses parties ou sa position globale indépendamment de sa position effective dans l'espace mais en tenant cependant compte du contexte. Pour ce qui m'intéresse ici, la parole et le verbe, la première se réalise et se ressent à l'extérieur, le second se réalise et se modifie à l'intérieur et n'est pas proprement action ou sensation pour l'organisme dans son entier si du moins la construction de la pensée résulte d'une sensation et d'une action, mais internes et localisées et sans modification perceptible de l'organisme, sinon depuis quelques décennies par l'invention d'instruments d'observation (électroencéphalographes, imagerie par résonance magnétique...) qui permettent de “voir la pensée en actes” sans cependant strictement “voir la pensée”, on observe une activité cérébrale dont on peut estimer que c'est “de la pensée” sans pour cela “lire la pensée”, déterminer ce que pense la personne qui pense, sinon (et imparfaitement) quand c'est de l'ordre de l'émotion.
J'en discute dans je ne sais plus quel billet récent (...)
Je ne sais plus trop de quoi je voulais causer, j'y reviendrai plus tard si je m'en souviens (finalement, je m'en souviens), pour développer un autre sujet en lien avec celui principal, ce qui fait la particularité de la parole humaine. Pour précision, le début de cet alinéa n'est pas rhétorique: j'ai interrompu il y a plusieurs heures la rédaction de ce billet après avoir écrit “récent” et, y revenant, je ne savais plus trop de quoi je voulais causer.
Il m'arrive de le dire ou l'écrire, le langage fonctionne comme la musique, instrumentale ou vocale. Comme j'évite de me fatiguer à expliquer que ce n'est pas “manière de dire” quand il ne s'agit pas d'une comparaison mais d'un constat de similarité j'ai évité de le faire jusque-là, il m'aurait fallu développer un long discours pour le démontrer. Je viens d'entendre un propos d'Alain Prochiantz qui m'économisera la tâche de prouver mon assertion. On peut l'écouter depuis cette page
. Toute son intervention vaut l'écoute, la partie qui m'intéresse ici est l'explication des modifications de la forme et de la disposition des diverses parties de la colonne d'air qui permettent à un humain de moduler des milliers de productions sonores alors que ses cousins les plus proches, les Pan, les “chimpanzés“, peuvent en moduler au plus d'une vingtaine à une centaine. La parole peut porter la pensée car les humains peuvent infiniment la moduler: la parole n'est pas une sorte de chant, elle est un chant, et c'est ce qui permet de communiquer d'une manière infiniment subtile, de “faire chair” la pensée, le verbe. Le confortable avec cette intervention de Prochiantz est que je peux produire la formule magique qui valide tout propos, en ce temps: «c'est scientifiquement démontré»...
Bon ben, du coup je publie puis je reviens à mon discours antérieur.
Une formule magique parce que la science ne démontre rien, par contre une démonstration a tout intérêt à s'appuyer sur les données de la science pour valider ses propositions. Une description de la réalité qui se base sur une observation précise se passe aisément des “preuves scientifiques” mais elle se justifie plus aisément en s'appuyant sur des données et hypothèses d'ordre scientifique. Quand je discute des langues et du langage je ne pars pas sans biscuits sur ces chemins de réflexion, entre autres j'ai une assez bonne formation académique dans le domaine, mais pour des raisons subjectives j'ai de longue date un rapport assez distante au langage. Il m'arrive de me décrire comme ayant un rapport “autistique” à la réalité, et spécialement à la réalité linguistique. Non que, soumis à l'expertise des spécialistes de l'âme, des “psys” de diverses obédiences (chiatres, chologues, chanalyses, etc.), je serai diagnostiqué “autiste”, c'est proprement une affaire de rapport au monde, et en ce qui concerne le langage j'ai toujours eu des difficultés avec un de ses modes privilégiés de vectorisation de la pensée, la métaphore.
Toute langue a un stock limité d'éléments permettant de composer des formes élémentaires, des “mots”. Comme dit, les humains ont à disposition une très grande variété de formes sonores élémentaires, des “atomes de sons”, mais pour réaliser une langue particulière ils en sélectionneront un échantillonnage limité, selon les langues entre un peu plus de vingt et un peu moins de soixante, qui ne se combinent pas librement et forment des “molécules sonores”, des syllabes, de dimension restreinte, entre un et au plus cinq ou six “atomes de sons”; en théorie une forme élémentaire peut avoir une longueur infinie, de fait un mot qui dépasse les cinq ou six syllabes est difficilement mémorisable sauf s'il est analysable en sous-ensembles significatifs: le mot censément le plus long du français, “anticonstitutionnellement”, est assez facilement mémorisable car ses quatre éléments principaux, “anti”, “constitution”, “nelle”, “(e)ment”, sont familiers et porteurs d'une signification autonome qui spécifie leur signification dans le mot: c'est un adverbe (forme “(e)ment”) dérivé d'un adjectif (forme “nelle”) qui spécifie une notion “contraire à” (forme “anti”) relativement à une “constitution”, en ce cas précis, au sens de “loi fondamentale”. La forme “constitution” est elle-même composée de trois ou quatre éléments mais par sa longueur (quatre syllabes) et son ordinarité, ne nécessite pas d'être analysée consciemment pour être mémorisée; si on prend une autre forme très longue, «trifluorométhylbenzène», ou mieux encore, «3-amino-4-chloro-1-trifluorométhylbenzène» (soit dit en passant, désormais “anticonstitutionnellement” n'est de loin plus le mot le plus long en français), ces mots aussi sont analysables et de ce fait compréhensibles dans leurs parties, mais difficilement mémorisables sinon par des biochimistes et des hypocondriaques, car pour les locuteurs ordinaires du français il est difficile de “donner du sens” à de telles compositions, purement descriptives, «une molécule qui associe trois atomes (ou molécules) de fluor, un groupe moléculaire “méthyle” et un groupe moléculaire “benzène”», trop de sons élémentaires, trop de syllabes, pas assez de signification. Si vous voulez vous y amuser, vous pouvez compter les syllabes des mots de cet alinéa, vous verrez qu'en majorité ils comptent une à quatre syllabes et pour ceux un peu plus longs, souvent les une à trois dernières syllabes sont des “indicateurs de fonction”, notamment les adverbes.
Il y a une excellente raison pour réduire le nombre de sons élémentaires, de syllabes formellement acceptables et de syllabes par mots dans un langue donnée: les mots n'ont pas de sens, seuls les discours en ont. Du fait, un auditeur ou un lecteur va “construire le sens” progressivement en réduisant peu à peu les sons ou les images (la langue écrite est un dessin qui compose une image graphique), leur attribuer une valeur de signification, puis réduire encore ces réductions, pour au final obtenir, si tout s'est bien passé, une “unité de signification” de l'ensemble du discours. Ce processus implique de mémoriser dynamiquement ces réductions, puis ces réductions de réductions. Pour exemple, À la recherche du temps perdu peut se résumer en: «le récit de la vie, des opinions et sentiments d'un personnage narrateur ayant vécu au tournant des XIX° et XX° siècles». Ou en: «toute une vie». Ça ne rend certes pas compte de la complexité du récit mais quand on arrive au dernier volume de ce très long roman, on peut effectivement le résumer ainsi. Pour parvenir à une telle condensation il aura fallu progressivement en réduire les parties pour parvenir à en déduire l'unité profonde, la “pensée”, le “verbe”, le sens profond de ce très long fil qui s'étend sur des milliers de pages comptant chacune des dizaines de lignes comptant chacune des dizaines de lettres formant plusieurs mots, une infinité d'éléments typographiques délimitant des éléments secondaires, tertiaires ou quaternaires de sens. Quand on arrive à la fin d'un discours, censément on reconstitue donc l'unité de sens initiale. Ce résumé long, «le récit de la vie, des opinions et sentiments d'un personnage ayant vécu à une certaine période» vaut pour beaucoup d'autres discours, que ce soit pour des personnages de fiction ou des personnes réelles, mais ne vaut que pour un et un seul discours placé sous un certain titre, À la recherche du temps perdu, et produit par une certaine personne, marcel Proust. Toute une vie
de Claude Lelouch résume bien ce discours cinématographique, en revanche le résumé long de À la recherche... ne s'y applique pas, ici, pour citer l'article de Wikipédia, le résumé long est: «Un survol de trois quarts de siècle afin de comprendre un coup de foudre». Ce qui est la description d'une bonne part des récits qu'on peut résumer en “toute une vie”: un survol d'une période de temps définie afin de comprendre la situation finale. Pour long que soit À la recherche du temps perdu (1,5 millions de mots, 2400 pages dans son édition en un volume), ça ne peut conter qu'une part infime de la réalité vécue par un individu, en constituer le simple survol. Mais tout discours, quelle que soit sa longueur et quelle que soit l'étendue dans le temps et l'espace décrite, ça ne peut que donner un aperçu très partiel et fragmentaire de la réalité effective ou symbolique décrite.
Le verbe est un cas particulier de représentation de la réalité par un individu, la parole un cas particulier d'échanges d'informations entre individus. Le vecteur de la parole est, du côté de l'émetteur, l'action, du côté du récepteur, la sensation; entre les deux, n'importe quel moyen en capacité de faire transiter l'action de l'émetteur vers les capteurs sensoriels du récepteur est utilisable. On peut juste dire que ce moyen doit nécessairement permettre d'exciter ces capteurs, et de le faire d'une manière particulière, “codée”, être analysable par le récepteur comme un signal dirigé en provenance d'un individu et à destination d'un autre individu en capacité de décoder ce signal particulier. Comme vous ne l'ignorez pas, certains humains sont incapables d'analyser les ondes sonores, sont sourdes ou malentendantes, d'autres sont incapables d'analyser les ondes lumineuses, sont aveugles ou malvoyantes, certaines sont incapables des deux analyses, ce qui n'empêche toutes ces personnes de pouvoir communiquer par le moyen d'un code linguistique de même nature que la parole orale ou écrite mais sous une forme différente et par un sens censément inusité pour les autres humains, les sourds par la vue ou le toucher, les aveugles par l'ouïe ou le toucher, les aveugles-sourds par le toucher. Censément inusité parce que dans la parole tous les sens sont usités, et que la vue ou l'ouïe ne sont pas nécessairement premiers, ou ne le sont pas en rapport avec ce qui est considéré comme vecteur principal.
Considérez par exemple des personnes comme Emmanuel Macron et Donald Trump: je ne les ai jamais considérés convaincants, y compris quand ils émettent des discours dont l'analyse m'indique un propos qui me semble acceptable. Parce qu'ils ne me donnent pas les bons signaux, ceux susceptibles de me faire croire à la sincérité de leur discours, ni non plus ceux qui seraient susceptibles de me faire adhérer à leurs propos y compris quand ils ne me convainquent pas. Ils n'ont pas le ton, pas l'élocution ni la mélodie, pas les attitudes corporelles susceptibles de me faire considérer qu'ils sont sincères. Trump, c'est beaucoup plus simple à décrire en ce sens qu'il envoie des signaux que presque tout le monde décodera de la même manière: il “parle faux”, a un discours formellement incohérent, une élocution difficile, une gestuelle nulle, une apparence désastreuse, à quoi s'ajoute que sur le même sujet il peut dans la même journée émettre quatre avis différents et incompatibles entre eux, en bref, il n'est convaincant en paroles pour personne; Macron c'est plus complexe, il a un discours formellement cohérent, une élocution facile, le bons gestes au bon moment, une belle prestance, des opinions solides, et quand il en change c'est pesé et mesuré, il a tout pour convaincre. et pourtant, il ne me convainc pas plus que Trump. Je ne vous connais pas – enfin, peut-être que si mais là, au moment où j'écris, je ne connais pas la personne qui me lira et qui en la circonstance est vous – mais en toute hypothèse vous devez avoir le même avis que moi sur l'un des deux ou sur les deux, l'avis essentiel, au-delà de ma description: l'un au moins ne vous convainc pas. Pour autant bien sûr que vous les connaissiez mais pour mes contemporains de 2020 capables de lire ce texte, ils les connaissent et ont une opinion sur eux. Mon hypothèse repose sur le fait qu'il est très rare que la même personne trouve à la fois Trump et Macron convaincants; j'imagine toujours une lectrice ou un lecteur statistique, donc une personne qui ne peut pas trouver les deux convaincants “et en même temps”™. Or, certaines personnes considèrent l'un ou l'autre convaincant et même, suffisamment de personnes pour que les deux soient présidents de leur pays respectif.
Comme je vais aller incessamment à un spectacle je publie et vous invite, si vous me lisez avant mon retour, à réfléchir à ce problème: comment une personne qui ne vous convainc pas en convainc d'autres. C'est irrationnel, ça ne devrait pas être...
Sous un aspect tous les humains sont de la même espèce, sous un autre non. J'en discute par ailleurs, la singularité des humains est de se reconnaître comme des semblables par la parole. Dans son exposé, Alain Prochiantz signale que les branches néandertalienne et danisovienne, entre autres, ont les mêmes caractéristiques morphologiques que la branche “sapiens” en ce qui concerne la colonne d'air, donc les mêmes capacités de modulation; comme certaines autres espèces, les humains se reconnaissent entre eux par leur chant, donc ces trois branches “sont de la même espèce”. On le sait désormais grâce aux avancées des techniques d'étude des gènes, une partie du stock génétique des humains actuels est d'origine néandertalienne, ce qui implique que cette branche et celle “sapiens” se sont reconnues mutuellement “de la même espèce”. Ce qui n'est pas de la première évidence: les espèces sociales sont très xénophobes, un groupe social fonctionne “comme un seul”, et à l'instar d'un organisme a des critères d'identification drastiques du “même” et de “l'acceptable”, des membres du groupe. Je précise «et de “l'acceptable”» car nombre d'espèces sociales intègrent dans leur écologie interne des individus ou des groupes d'autres espèces, tant animales que végétales ou fongiques. On peut dire d'un groupe social qu'il forme un écosystème autonome, certes inséré dans un écosystème plus large mais disposant donc d'une assez grande autonomie, qu'il “construit son territoire”, et comme tout écosystème il a en son sein une diversité d'espèces; dans le cadre de son écosystème il constitue l'espèce la plus haute du réseau trophique
. Je connais moins précisément les autres cas mais parmi les espèces sociales les fourmis sont très notables sous cet aspect, elles pratiquent l'agriculture, l'élevage, l'artisanat et l'industrie, et mettent en œuvre des activités en vue d'une réalisation indirecte à moyen ou long terme, comme par exemple ensemencer une parcelle avec des mycètes qui constitueront un substrat pour des végétaux, lesquels fourniront une source de nourriture à des pucerons dont elles consommeront le miellat – leurs déjections très riches en glucides. Bien que j'aie un point de vue moins tranché sur la question, du moins je ne puis considérer une intentionnalité dans ces processus chez les insectes sociaux, cependant ils ne diffèrent pas des espèces sociales plus complexes, tels les humains, quant au fait qu'ils organisent leur espace de vie et tout ce qu'il contient pour, comme dit, le constituer en écosystème autonome dont ils sont l'espèce de plus haut niveau trophique.
Les espèces sociales sont “xénophobes” précisément parce que leur espace est organisé en leur faveur, de ce fait tout individu qui n'est pas de leur espace ou qui n'en respecte pas les règles est potentiellement dangereux.